Examen de la documentation sur la fusion des services de police au Canada

Examen de la documentation sur la fusion des services de police au Canada - Version PDF (500 Ko)
Table des matières

par Savvas Lithopoulos

Rapport de recherche : 2015–S014

Sommaire

Malgré les affirmations et les hypothèses populaires entourant la régionalisation de la police, les études examinées montrent que les grands services de police régionaux ne sont pas particulièrement plus efficaces ou rentables que les services non régionaux de taille moyenne. Ce résultat s'explique surtout par le fait que le maintien de l'ordre semble être principalement un enjeu local. De plus, des preuves donnent à penser que les services de police de taille moyenne (qui servent environ 50 000 habitants) réussissent mieux à gérer les crimes et les coûts opérationnels que les services régionaux beaucoup plus grands en raison des déséconomies d'échelle. L'efficacité ou la rentabilité moindre des grands services peut s'expliquer par le fait que le pourcentage d'agents affectés aux patrouilles diminue avec la croissance de la taille du service de police. En effet, les grands services sont plus susceptibles d'affecter leur personnel à d'autres services spécialisés tels que les enquêtes criminelles, le contrôle de la circulation, les services aux jeunes, l'administration, la formation, la détention, les communications, les rôles de supervision ou les laboratoires médico-légaux.

En revanche, la recherche sur les cycles de vie des services de police montre que les petits services de police, qui déploient habituellement moins de dix agents, sont plus susceptibles d'échouer à cause de leur incapacité à respecter des normes de plus en plus sévères en matière de maintien de l'ordre. Par conséquent, la fusion de services de police de très petite taille dans des entités régionales de taille moyenne pourrait constituer une stratégie valide pour l'avenir du maintien de l'ordre au Canada.

Note de l'auteur

Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs et ne traduisent pas nécessairement celles de Sécurité publique Canada. Prière d'acheminer toute correspondance à propos du présent rapport à l'adresse suivante :

Division de la recherche,
Sécurité publique Canada,
269, avenue Laurier Ouest,
Ottawa (Ontario)  K1A 0P8.
Courriel : PS.CSCCBResearch-RechercheSSCRC.SP@ps-sp.gc.ca.

1. Introduction

Les services de police des Premières Nations qui sont financés par le Programme des services de police des Premières nations ont un mandat et une structure distincts, et ils jouent un rôle complexe dans le maintien de l'ordre au sein des collectivités autochtones. Ils font aussi partie d'un vaste environnement canadien de services de police, dont la façon d'évoluer pourrait avoir d'importantes répercussions sur eux. À l'heure actuelle, les services de police canadiens connaissent une période de transition, surtout en raison de la tendance mondiale à adopter des valeurs et des stratégies de gestion et d'organisation provenant du secteur privé, lesquelles sont censées augmenter la responsabilité financière, la rentabilité et l'optimisation des ressources (Murphy, 2007).

Ces initiatives se sont traduites par un éventail de modèles de service pour le maintien de l'ordre au Canada, depuis les services de police privés et communautaires jusqu'aux services de police publics à plusieurs niveaux, ainsi que par la fusion de petits services de police dans de plus grands services de police régionaux. À titre d'exemple d'intérêt particulier, il est difficile pour les provinces et territoires d'offrir des services vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et de s'assurer que les délais d'intervention sont adéquats, dans les collectivités autochtones éloignées et isolées qui comptent en moyenne quelque 3 000 résidents et sont généralement servies par de tout petits détachements policiers d'environ neuf agents (Sécurité publique Canada, 2014). En outre, la recherche sur les cycles de vie des services de police montre que les petits services de police, qui déploient habituellement moins de dix agents, sont plus susceptibles d'échouer à cause de leur incapacité à respecter des normes de plus en plus sévères en matière de maintien de l'ordre (King, 2009).

Peu de recherches fondées sur des données probantes sont accessibles au public en ce qui concerne la fusion des services de police au Canada, malgré le fait qu'au cours des 30 dernières années, de nombreux services de police de petite et moyenne taille (surtout en Ontario et au Québec) ont été fusionnés dans de plus grands services de police régionaux (McDavid, 2002; Lithopoulos et Rigakos, 2005). Le Canada fait ainsi écho aux États Unis dans sa tendance à regrouper les petits services de police dans des services de police régionaux (King, 2009).

2. Contexte

Au cours des 30 dernières années, les services de police régionalisés sont devenus une priorité pour les gouvernements provinciaux cherchant à transférer les coûts des services de police provinciaux aux régions et municipalités nouvellement créées par la loi. Au Québec, par exemple, le gouvernement provincial a modifié la Loi sur la police (2000) de sorte que les municipalités comptant moins de 50 000 habitants doivent sous-traiter les services de police à la Sûreté du Québec. Le reste des services de police municipaux qui n'étaient pas en mesure de respecter les nouvelles normes provinciales en matière de maintien de l'ordre ont été dissous et regroupés dans de plus grands services de police. Au Québec, le nombre de services de police municipaux est passé d'environ 109 en 2001 à 30 le 15 novembre 2012 (Sécurité publique Québec, 2014), ce qui représente une réduction de 72 % des services de police municipaux sur une période de dix ans.

En Ontario, de 1962 à 1996, le gouvernement provincial a fusionné 153 services de police dans 11 services de police régionaux servant plus de 60 pour cent de la population de l'Ontario (CCSJ, 1998). La tendance à la régionalisation s'est accélérée dans les années 90, lorsque le gouvernement provincial a adopté le projet de loi 105 (Loi de 1997 modifiant la Loi sur les services policiers), dans lequel il a introduit le concept du « financement équitable de la police » dans la province. La Police provinciale de l'Ontario (PPO) a été très fortement touchée, voyant augmenter exponentiellement ses contrats de service aux municipalités. Comparativement à 16 en 1988 (Lithopoulos, 1988), elle comptait 145 contrats de services de police en 2014 et recouvrait l'intégral de ses coûts (PPO, 2014). Par suite de la restructuration municipale majeure qui a eu lieu après l'adoption du projet de loi 105, la PPO a réussi à réduire le nombre de municipalités dans lesquelles elle assurait des services de police non contractuels de 576 en 1998 à 179 en 2014 (CCSJ, 1998; PPO, 2014). Par ailleurs, le gouvernement provincial a offert aux municipalités, pour la première fois, la possibilité de sous-traiter plus d'un service dans un territoire donné. Le projet de loi 59 a modifié la Loi sur les services policiers de manière à autoriser les ententes sur les services de police hybrides. Encore une fois, la PPO semble être ressortie grande gagnante, puisqu'elle a pu obtenir le contrat du soutien en services spécialisés comme la répartition des urgences et les services d'enquête, en plus des patrouilles policières qu'elle effectuait déjà à l'échelle locale, régionale et municipale.

Pour les gouvernements, les économies promises dans les services de police provinciaux, grâce au transfert de la responsabilité du maintien de l'ordre aux régions et aux municipalités « locales », représentent un incitatif monétaire plutôt transparent, mais même à l'intérieur des cercles de gestion des services de police, un engagement de longue date envers l'idée de la régionalisation avait pris racine dès la fin des années 70. La croyance générale voulait que la fusion et la régionalisation des petits services aident les cadres policiers à atteindre l'objectif double de la rentabilité et de l'efficacité. Cette perspective promettait les avantages suivants :

Il est difficile de fournir des preuves empiriques à l'appui de la concrétisation de tous ces avantages possibles. L'attrait budgétaire potentiel de la régionalisation de la police est si puissant qu'il n'est pas surprenant de voir qu'il manque en fait des analyses empiriques évaluant les effets de la régionalisation (Fairweather, 1978; Grant, 1992; Oppal et Graham, 1994; Lymburner, 2014). Il ne faut pas oublier non plus que la plupart des rapports sur la régionalisation ont été produits après le fait accompli, c. à d. après la fusion, et qu'ils avaient tendance à justifier ses répercussions au lieu de les analyser de manière critique (Fairweather, 1978; Ottawa-Carleton, 1996; Strachan, 2000).

Les problèmes de la régionalisation de la police n'ont toutefois pas échappé aux analystes de la police, aux commissions de police locales, aux conseils municipaux et aux citoyens. Il était courant au Canada de voir des piquets de grève et des manifestations à l'extérieur des réunions des comités de transition de la police, pendant que les membres délibéraient sur des soumissions concurrentes présentées par des organismes d'exécution de la loi, examinant même les soumissions d'entreprises de sécurité privées à l'égard de responsabilités tertiaires de maintien de l'ordre dans le cas de Quinte West. Dans les petites collectivités habituellement rurales, les contribuables locaux craignaient d'avoir moins d'influence sur la façon dont leurs services de police étaient gérés et de finir par voir réduire le nombre de patrouilleurs dans la collectivité.

Cette crainte de perdre le contrôle local rappelle une révolution et une centralisation antérieures des services de police dans les années qui ont suivi l'introduction des premiers « flics » locaux, au milieu du dix-neuvième siècle. Durant les années 1840, les contribuables ruraux de l'Angleterre se sont plaints à peu près comme l'avaient fait leurs homologues londoniens au cours de la décennie précédente. En janvier 1842, 172 des 240 municipalités participant aux quarter sessions du comté de Durham ont reçu des pétitions concernant l'élimination de la nouvelle police. En novembre 1842, les deux tiers des paroisses du Bedfordshire ont demandé l'élimination de la police, qu'elles condamnaient de « coûteuses quoique efficaces [TRADUCTION] » (Emsley, 1991). Le problème majeur tenait au coût, de même qu'au manque de visibilité et de disponibilité de la nouvelle police.

3. Littérature sur la régionalisation

L'une des évaluations de la régionalisation de la police potentiellement les plus influentes et opportunes a été commandée par la Commission de Police de l'Ontario en 1978. L'étude consistait en une comparaison collective de huit corps de police régionaux et huit corps de police municipaux en Ontario. Bien qu'il soit méthodologiquement douteux étant donné sa petite taille d'échantillon, le rapport prétendait que les services de police régionaux représentaient la forme de maintien de l'ordre la plus viable sur les plans économique et opérationnel, et qu'ils étaient les mieux placés pour relever les futurs défis liés à l'exécution de la loi (Fairweather, 1978). En 1978, la province de l'Ontario comptait dix corps de police régionaux servant plus de 50 pour cent de la population, et 118 corps municipaux servant le reste de la population.

D'après Fairweather, les arguments contre les corps de police régionaux insistaient sur trois points : les coûts élevés; l'absence de réelle nécessité de ce genre de corps; et une relation de plus en plus impersonnelle entre la police et la collectivité. Fairweather a produit des statistiques qui réfutaient les soi-disant arguments contre la régionalisation, selon quatre domaines d'analyse comparative :

  1. les coûts de la police;     
  2. la présence policière (c.-à-d. le niveau et la qualité des services offerts au public);
  3. les taux de criminalité et d'affaires classées; et
  4. l'organisation du service de police ainsi que la prestation de services directs au public.

Si l'on se fie aux statistiques par habitant présentées dans le rapport, les coûts globaux de la police totalisaient 16,7 pour cent de moins dans les services de police régionaux que dans les services de police non régionaux. En revanche, les deux types de services affichaient peu de différences au chapitre de la présence policière (voir la définition ci-dessus) et des taux d'affaires classées. Dans une enquête sur les services de police menée par le gouvernement de la Colombie Britannique (1990), les cadres policiers et d'autres experts sont parvenus à un consensus général en faveur de la régionalisation des services de police. Une fois de plus, ce consensus se fondait sur la croyance selon laquelle les services de police pourraient être plus efficaces et rentables si les ressources étaient regroupées et réorganisées, et la plupart des chefs de police ont suggéré des moyens de veiller à ce que les niveaux de service soient maintenus après la régionalisation (Oppal et Graham, 1994). Toutefois, aucune preuve empirique n'a été apportée à l'appui de l'opinion voulant que les services de police régionaux constituent le modèle supérieur.

En Colombie Britannique, la question de la fusion des services de police a été ressortie du placard, en tant qu'option viable pour accroître la coordination des enquêtes policières en matière d'homicide, dans les recommandations du rapport de la Commission of Inquiry on Missing Women (commission d'enquête sur les femmes disparues) (Oppal, 2012). Encore une fois, aucune preuve empirique n'a été fournie, ni aucune étude réalisée, à l'appui de cette recommandation. Par contre, cette fois, l'idée s'est heurtée à une opposition vigoureuse et organisée de la part des médias, des groupes communautaires et de nombreux professionnels de la justice pénale (Burgmann, 2013).

Grant (1992) a mené une enquête semblable concernant les ententes sur les services de police pour le Solliciteur général du Nouveau Brunswick; il a recommandé la régionalisation des services de police parallèlement à la réorganisation et à la régionalisation de l'administration locale dans cette province. Selon l'auteur, même en l'absence de régionalisation de l'administration locale, le gouvernement provincial devrait néanmoins créer des services de police régionaux puisqu'il s'agit du seul moyen dont il dispose, outre les ententes avec la GRC, pour se doter des capacités nécessaires au maintien de l'ordre.

À l'étranger, Loveday (1990) a analysé les répercussions d'autres fusions de petits services de police provinciaux en Angleterre et au pays de Galles. Il a conclu, d'après les preuves, que dans l'optique de la rentabilité et de l'efficacité, les petits services de police réussissent en fait à mieux gérer les crimes et les coûts opérationnels que les services régionaux élargis, car les services de police restent essentiellement aussi locaux que la criminalité elle-même, malgré une multiplication des préoccupations internationales liées à la criminalité. De plus, la police dépend encore beaucoup de la population locale pour classer les affaires criminelles. D'ailleurs, selon Loveday, aucune preuve empirique ne vient démontrer que l'efficacité de la police s'est considérablement améliorée après la fusion de services de police. Certaines preuves laissent même entendre que l'augmentation de la taille organisationnelle pourrait avoir un effet dysfonctionnel plutôt que bénéfique sur la rentabilité et l'efficacité. Par exemple, peu de preuves donnent à penser que des fusions successives ont permis d'accroître la disponibilité du personnel. À Merseyside, entre 1974 et 1984, le nombre d'agents disponibles pour travailler pendant chaque quart, exprimé sous forme de pourcentage de l'effectif réel du corps de police, est passé de 7,1 pour cent (1974) à 6,1 pour cent (1984). Cette baisse indique l'existence potentielle d'une relation inverse entre la taille du corps de police et le nombre d'agents disponibles pour les patrouilles en uniforme. Loveday souligne la propension des grands services de police à recourir au personnel pour remplir des fonctions spécialisées qui réduisent le nombre d'agents disponibles pour les patrouilles en uniforme.

L'étude menée par Ostrom et autres (1978) concernant 1 159 services de police aux États Unis vient corroborer les observations de Loveday. Les constatations d'Ostrom et autres ont mis en doute la notion selon laquelle les petits services de police font un usage moins rentable de leurs employés que les grands services. Malgré des titres indicateurs de responsabilités de gestion (p. ex., chef, chef adjoint), de nombreux administrateurs de police, surtout dans les petits services de police, font régulièrement partie de la patrouille. Les petits services de police affectent une plus petite part de leurs agents à l'administration et une plus grande proportion aux patrouilles. À titre d'exemple, les services de police comptant dix agents ou moins affectent, en moyenne, plus de 90 pour cent de leurs agents aux patrouilles, tandis que les services de police comptant plus de 150 agents affectent environ moins de 60 pour cent de leurs agents aux patrouilles. Autrement dit, le pourcentage d'agents affectés aux patrouilles diminue avec la croissance de la taille du service de police. Les grands services sont plus susceptibles d'affecter du personnel à d'autres services spécialisés tels que les enquêtes criminelles, le contrôle de la circulation, les services aux jeunes, l'administration, la formation, la détention, les communications, les laboratoires médico légaux et ainsi de suite. Il est intéressant de noter que tant les responsables de la sécurité (McLeod, 2002) que les analystes attribuent principalement la croissance des services de police privés au Canada urbain, à un facteur qui reflète à la fois la diminution de la présence visible des services de police publics (Shearing, 1997) et l'augmentation de leur coût par habitant depuis le début des années 70 (Rigakos, 2000) – lesquelles ne sont pas survenues en même temps que la fusion des services de police par pure coïncidence.

De nombreux partisans de la régionalisation insistent sur la nécessité d'offrir tous les services au sein du même département afin de faciliter la coordination des différents services. Toutefois, dans leur étude de 80 régions métropolitaines, Ostrom et autres (1978) ont découvert l'existence d'une communication et d'une coordination des services considérables entre les corps de police. Ils ont souligné que la tendance à réorganiser toutes les fonctions de service dans un seul corps de police assurant tous les services, se fondait davantage sur la sagesse traditionnelle concernant l'organisation bureaucratique que sur des preuves empiriques. Ils ont ajouté que la division du travail n'était pas toujours efficace au sein d'une grande organisation bureaucratique. À l'occasion, il y a isolement ainsi que manque de communication, de coopération et de coordination entre divers départements des grands services de police.

Dans le cadre d'une enquête étendue sur les services de police au Canada, Normandeau et Leighton (1990) ont conclu qu'il est possible d'argumenter dans les deux sens, mais qu'à ce jour, peu de recherches empiriques fournissent des preuves concluantes quant aux mérites de la régionalisation. Les auteurs ont en outre souligné que le mouvement vers la régionalisation touche le cœur même de l'une des principales tendances en matière de maintien de l'ordre, à savoir la police communautaire. Il s'agit là d'une philosophie qui fait la promotion des stratégies organisationnelles soutenant le recours systématique à des partenariats entre la police et la collectivité, ainsi qu'à des techniques de résolution de problèmes, pour remédier aux enjeux de sécurité publique comme la criminalité, le désordre social et la peur du crime.

Bien que la police communautaire et le recours accru aux services de police régionaux ne se contredisent pas intrinsèquement, la cohabitation de la police communautaire et de la régionalisation vient soulever des contradictions théoriques et politiques intéressantes. Prenons par exemple la réorganisation et la fusion des services de police de la région d'Ottawa dans un grand service de police régional au milieu des années 90. Au moment même de sa création, le Service de police d'Ottawa adoptait un nouveau modèle de prestation des services (maintien de l'ordre axé sur les problèmes – voir Goldstein, 1990) au sein d'un solide cadre de police communautaire (Ottawa-Carleton, 1996). Les principaux décideurs policiers d'Ottawa se sont peut-être rendu compte que la régionalisation et la centralisation concomitante des services de police risquaient de menacer la proactivité et le contrôle communautaires. Ils ont donc réglé le problème en adoptant immédiatement le modèle de la police communautaire pour le service de police régional nouvellement créé.

Jusqu'à récemment, il manquait visiblement à la littérature évaluée par les pairs une évaluation des effets proposés de la régionalisation sur la rentabilité et l'efficacité de la police au Canada. En 2002, James McDavid a publié un article intitulé « The impacts of amalgamation on police services in the Halifax Regional Municipality », dans lequel il analysait la fusion, en 1996, des villes de Bedford, de Dartmouth et d'Halifax ainsi que du comté d'Halifax, pour créer la Municipalité régionale d'Halifax. Les services de police ont été fusionnés en même temps que ces villes. Ainsi, l'étude comparait les coûts, les ressources, les niveaux de service, les taux de criminalité et les charges de travail des services de police, de même que la façon dont les citoyens percevaient les services, avant et après la fusion. Les constatations laissent entendre qu'en général, la fusion des services de police dans la région d'Halifax s'est traduite par une hausse des coûts (en dollars indexés), un nombre réduit d'agents assermentés, une baisse des niveaux de service, une absence de changement réel dans les taux de criminalité, et une charge de travail accrue pour les agents assermentés. D'après trois sondages auprès des citoyens qui comparent les perceptions avant et après la fusion, lorsque les comparaisons se concentraient sur les personnes ayant appelé la police en 1997 et en 1999, près de 32 % des personnes interrogées en 1997 avaient l'impression que les services de police avaient empiré depuis la fusion, et près de 25 % avaient la même impression en 1999. En 1995, 39 % des personnes interrogées s'attendaient à ce que la fusion nuise aux services. Selon l'auteur, l'efficacité et la rentabilité des fusions avaient tendance à reposer sur des preuves généralement insuffisantes pour qu'il soit possible d'évaluer les conséquences réelles de ce genre de changement organisationnel. Son étude laissait entendre que la vérification de la validité des prédictions avait permis de constater un écart considérable entre la rhétorique et ce qui s'est réellement passé lorsque les services de police ont été fusionnés dans un milieu urbain.

Lithopoulos et Rigakos (2005), qui ont comparé la rentabilité et l'efficacité de 30 services de police régionaux et 30 services de police non régionaux au Canada, ont corroboré les constatations de l'étude de McDavid (2002). L'étude contestait empiriquement la soi-disant efficacité et la soi-disant rentabilité relatives des grands services de police régionaux, comparativement aux petits services non régionaux, au Canada. Sous l'angle méthodologique, quatre mesures ont servi à évaluer la rentabilité : le coût par habitant, le coût par infraction au Code criminel, le nombre d'agents par tranche de 100 000 habitants, et le nombre d'employés de soutien par tranche de 100 000 habitants. Trois mesures ont servi à évaluer l'efficacité : le taux de crimes violents classés, le taux de crimes contre les biens classés, et le taux total d'infractions au Code criminel classées. Les auteurs ont conclu qu'à en croire ces mesures, les services de police régionaux ne sont ni plus rentables, ni plus efficaces que les services de police non régionaux. Les différences dans le coût par habitant entre les services de police régionaux et non régionaux, quoique non statistiquement significatives, étaient assez importantes pour qu'on puisse affirmer que les services de police régionaux coûtaient 10 $ de moins par habitant que les services non régionaux. D'un autre côté, les services non régionaux affichaient des économies importantes, quoique non statistiquement significatives, dans le coût par infraction au Code criminel gérée, et faisaient bénéficier leurs collectivités de niveaux de service plus élevés pour ce qui est du nombre d'agents et d'employés de soutien par tranche de 100 000 habitants.

Lithopoulos et Rigakos (2005:347) ont tiré la conclusion suivante :

« Au chapitre de la gestion de la criminalité et du désordre, les résultats indiquent que le recours des grandes organisations policières régionales aux agents de police pour les fonctions spécialisées, n'a pas eu un effet considérable sur l'efficacité de la police. En fait, les taux d'affaires classées lorsqu'il s'agit d'infractions violentes et d'infractions contre les biens étaient presque identiques entre les services régionaux et non régionaux. » [TRADUCTION]

Lithopoulos et Rigakos

4. Économies d'échelle dans les services de police

En Ontario, des recherches empiriques récentes examinaient, en fonction de la taille de la population servie, la mesure dans laquelle des économies d'échelle sont présentes dans les services de police et d'incendie (Found, 2012). L'étude de Found utilisait la variation actuelle de la taille des municipalités de l'Ontario pour estimer la relation entre le coût par ménage et le nombre de ménages servis. Selon Found, la courbe de coût pour les services de police prend la forme d'un fer à cheval, ce qui indique qu'une population doit avoir une taille particulière pour que les services de police soient assurés à un coût par ménage optimalNote de bas de page 1. Les résultats de l'étude montrent que les coûts par ménage que doivent assumer les municipalités à l'égard des services de police sont minimisés lorsque la population servie compte 50 000 personnes, une population plus grande engendrant des déséconomies d'échelle. Found (2012:21) souligne ce qui suit : « Cette structure de coût générale ne cadre pas avec la promesse inconditionnelle d'économies habituellement mise de l'avant par les partisans de la fusion municipale… En effet, les données n'appuient pas la prémisse d'une capacité illimitée de réaliser des économies d'échelle au niveau municipal. » [TRADUCTION]

Aux États Unis, Ostrom (1976a) et Southwick (2005) ont observé des résultats semblables. Les deux chercheurs ont découvert une relation curviligne entre la taille du service de police, la rentabilité et l'efficacité opérationnelle. Ostrom (1976a) a conclu que le regroupement de petits services de police dans un service de police de taille moyenne pourrait effectivement accroître l'efficacité et la rentabilité de la police, mais pas le regroupement de services de police de taille moyenne dans de grands services de police. Southwick (2005) a employé une méthode à système d'équations pour estimer la production et la demande en matière policière, afin de déterminer si des économies d'échelle sont réalisées dans le maintien de l'ordre. Il a inféré de cette estimation que les fusions « qui visent à économiser ne devraient pas avoir lieu si la collectivité qui en résulte compte plus de 50 000 habitants [TRADUCTION] » (p. 470). Southwick ajoute que les très grands services de police municipaux détiennent un monopole de l'établissement des prix qu'on ne retrouve pas dans les services de police de petite ou moyenne taille.

5. Conclusion

L'analyse effectuée dans le présent document indique que malgré les affirmations et les hypothèses populaires entourant la régionalisation de la police, les grands services de police régionaux n'ont pas démontré qu'ils étaient plus efficaces ou rentables que les services non régionaux de taille moyenne. Ce résultat s'explique surtout par le fait que le maintien de l'ordre semble être principalement un enjeu local. De plus, des preuves solides donnent à penser que les services de police de taille moyenne (c. à d. qui servent environ 50 000 habitants) réussissent mieux à gérer les crimes et les coûts opérationnels que les services régionaux beaucoup plus grands en raison des déséconomies d'échelle (Ostrom, 1976a; Ostrom et autres, 1978; Southwick, 2005; Lithopoulos et Rigakos, 2005; Found, 2012). L'efficacité ou la rentabilité moindre des grands services peut s'expliquer par le fait que le pourcentage d'agents affectés aux patrouilles diminue avec la croissance de la taille du service de police. En effet, les grands services sont plus susceptibles d'affecter leur personnel à d'autres services spécialisés tels que les enquêtes criminelles, le contrôle de la circulation, les services aux jeunes, l'administration, la formation, la détention, les communications, les rôles de supervision ou les laboratoires médico légaux. Cette observation appuie la stratégie relative à la police communautaire.

Les détails pratiques de la régionalisation de la police semblent miner les principes de la police communautaire, qui englobent la décentralisation à deux niveaux : au sein des organisations policières et entre les divers niveaux de maintien de l'ordre. La police communautaire exige que les agents subalternes fassent preuve de discernement, de manière à s'adapter à des situations précises et aux besoins exprimés par les citoyens locaux (Trojanowicz et Bucqueroux, 1990).

Lorsqu'on les examine, les autres arguments en faveur de la régionalisation, comme la nécessité d'offrir des services spécialisés et d'accroître la coopération entre les territoires, semblent problématiques. D'autres études, sans compter la pratique provinciale, indiquent que les petits services de police sont en mesure d'obtenir des services spécialisés auprès des grands services provinciaux ou adjacents, au besoin. Dans la réalité, il y a déjà une grande entraide entre les services. En outre, les petits services de police ont tendance à entretenir des liens plus étroits avec les personnes qu'ils servent, ce qui peut faciliter leur efficacité et leurs activités de collecte de renseignements (Strachan, 2000).

Quant à l'affirmation selon laquelle les services de police régionaux représentent la voie de l'avenir, peu d'études ont évalué empiriquement les hypothèses sous-jacentes qui la sous-tendent. Les études menées à l'appui de cette opinion, à partir des années 70 jusqu'au milieu des années 90, étaient limitées sur le plan méthodologique. Par ailleurs, de nombreux rapports ont été produits après le fait accompli, c. à d. après la régionalisation, et avaient tendance à justifier la régionalisation au lieu de fournir des preuves empiriques confirmant ses avantages. Selon Ostrom et Bish (1976), les recommandations formulées dans ces rapports découlent bien davantage d'une « façon de penser » concernant l'efficacité de la police (à savoir l'établissement de structures de commandement regroupées et intégrées qui sont dirigées par un personnel compétent et professionnel, ainsi qu'une grande division du travail), que d'une analyse empirique des enjeux policiers ou des mesures du rendement de la police.

En ce qui concerne le Programme des services de police des Premières nations (PSPPN), il y a toujours le défi de trouver un financement suffisant pour assurer une présence vingt quatre heures sur vingt quatre, sept jours sur sept, et pour veiller à ce que les délais d'intervention soient adéquats dans les collectivités autochtones éloignées et isolées. Ces collectivités affichent des taux de victimisation élevés, comptent quelque 3 000 résidents et sont maintenant servies par environ neuf policiers (Sécurité publique Canada, 2014). Tel que susmentionné, la recherche sur les cycles de vie des services de police montre que les petits services de police, qui déploient habituellement moins de dix agents, sont plus susceptibles d'échouer à cause de leur incapacité à respecter des normes de plus en plus sévères en matière de maintien de l'ordre (King, 2009). Le PSPPN pourrait donc bénéficier d'économies d'échelle si les petits services de police autogérés des Premières Nations étaient fusionnés dans des services de police régionaux de taille moyenne. En théorie, ces fusions pourraient permettre de réaliser d'importantes économies ainsi que des progrès considérables dans la qualité du service, mais elles risquent également de poser des défis majeurs si l'ethnie, la langue, la culture et l'appartenance politique varient grandement d'une collectivité à l'autre.

Il va sans dire qu'on a terriblement besoin de plus amples recherches sur la fusion des services de police, et surtout d'un examen empirique de la relation entre la taille du service de police et la rentabilité et l'efficacité relatives pour ce qui est des économies d'échelle. Si l'on se fie à la revue de la littérature, la fusion de services de police de très petite taille dans des entités régionales de taille moyenne pourrait constituer une stratégie valide pour l'avenir du maintien de l'ordre au Canada, ainsi que pour le Programme et la Politique sur la police des Premières nations.

6. Références

BURGMANN. « BC Regional Police Debated in Delta », Presse canadienne (en ligne), 2013 (consulté le 10 septembre 2014). Sur Internet : http://www.huffingtonpost.ca/2013/03/14/bc-regional-police-delta_n_2873764.html

CENTRE CANADIEN DE LA STATISTIQUE JURIDIQUE. Effectif policier et dépenses au chapitre des services de police au Canada – 1997 et 1998, no 85F0019, Ottawa, Centre canadien de la statistique juridique, Statistique Canada, 1998.

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Notes

  1. 1

    Selon Statistique Canada, le ménage moyen en Ontario compte 2,4 résidents.

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